On a pour habitude de considérer qu’une fois le rapport d’expertise judiciaire déposé, la « messe est dite » et que le tribunal ne fera que suivre les conclusions de l’expert ! il arrive cependant que certaines juridictions mettent en avant les lacunes des rapports qui leur sont soumis, allant même jusqu’à reconnaître la responsabilité de leurs auteurs …
Dans son arrêt du 19 mars 2025 (23-17.696), la Première chambre civile de la Cour de cassation approuve la cour d’appel qui avait retenu la responsabilité de l’expert judiciaire, en rappelant que celui-ci engageait sa responsabilité à raison des fautes commises dans l’accomplissement de sa mission, conformément aux règles de droit commun de la responsabilité civile.
En l’espèce, l’acheteur d’une maison affectée de désordres, avait obtenu la désignation d’un expert judiciaire, dans le cadre du litige l’opposant au vendeur et aux entrepreneurs chargés de la construction.
Cependant l’acheteur victime de ces désordres, avait été débouté de son action en garantie décennale, en l’absence de preuve d’un dommage portant atteinte à la solidité de l’ouvrage ou le rendant impropre à sa destination dans le délai de dix ans et retenu.
Or le rejet de cette demande résultait pour partie du caractère hypothétique et imprécis des conclusions de l’expert, non étayées par des investigations sur la cause des désordres !
La Cour de cassation rejetait ainsi le pourvoi considérant que la Cour d’appel, « a pu en déduire, sans être tenue d’ordonner une nouvelle expertise, que celui-ci avait commis une faute ayant fait perdre à Mme [L] une chance d’obtenir gain de cause en justice, souverainement évaluée à 40% ».
A noter que l’assureur de l’expert avait soulevé la prescription quinquennale de l’action intentée, mais que la Cour de cassation avait rejeté ce moyen, aux motifs que le point de départ de l’action partait à compter de la décision juridictionnelle établissant l’existence du droit à agir, et en l’espèce de l’arrêt rendu par la Cour de cassation ayant rejeté l’action de l’acheteur contre le vendeur et les constructeurs, et non à compter de l’arrêt rendu par la cour d’appel.
Moralité : Ne perdez jamais espoir si vous estimez que l’expert judiciaire ne vous pas entendu, n’a pas réalisé toutes les investigations nécessaires, n’a pas répondu à vos interrogations, et que son rapport est erroné et incomplet … ça peut en effet arriver ! Parole de praticien 😉
Cass. Civ. 1ère, 19 mars 2025, 23-17.696,
EXPERT JUDICIAIRE : responsabilité du fait des lacunes du rapport et point de départ de la prescription.
Cass. Civ. 1ère, 19 mars 2025, 23-17.696,
Se plaignant de différents désordres affectant la maison qu’elle a acquise le 18 décembre 1997, Mme [L] a sollicité une expertise en référé, réalisée par M. [B] (l’expert), et assigné en garantie décennale les vendeurs et les entrepreneurs chargés de la construction. Ses demandes ont été rejetées par un arrêt du 11 janvier 2011, devenu irrévocable à la suite du rejet du pourvoi formé contre celui-ci (3e Civ., 3 avril 2013, pourvoi n° 11-13.917).
Le 10 février 2017, Mme [L] a assigné en responsabilité et indemnisation l’expert et la société Covea Risks, aux droits de laquelle se trouvent les sociétés MMA IARD SA et MMA IARD assurances mutuelles (les sociétés MMA), lesquels ont opposé une fin de non-recevoir tirée de la prescription et les sociétés MMA ont sollicité, en outre, le paiement de dommages et intérêts pour procédure abusive.
1°) sur le point de départ du délai de prescription et la décision juridictionnelle irrévocable établissant le droit
Les sociétés MMA et l’expert font grief à l’arrêt de déclarer recevable l’action de Mme [L], alors « que les actions personnelles se prescrivent par cinq à compter du jour où le titulaire d’un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer ; qu’en retenant que la prescription de l’action exercée par Mme [L] à l’encontre de M. [B], expert, à qui elle reprochait d’avoir établi un rapport erroné ou incomplet qui aurait conduit au rejet de l’action qu’elle avait intentée contre ses vendeurs et des entrepreneurs, avait commencé à courir le 3 avril 2013, date à laquelle la Cour de cassation avait rejeté le pourvoi formé par Mme [L] à l’encontre de l’arrêt du 11 janvier 2011 ayant écarté cette action, sans rechercher ainsi qu’elle y était invitée si le préjudice invoqué par Mme [L] n’était pas certain dès l’arrêt rendu par cette cour d’appel dès lors que le pourvoi ne pouvait permettre de remettre en cause l’appréciation souveraine, imputée à M. [B], qui avait justifié le rejet de ses demandes dirigées contre ses vendeurs et les entrepreneurs, la cour d’appel a privé sa décision de base légale au regard de l’article 2224 du code civil. »
Réponse de la Cour :
En application de l’article 2224 du code civil, lorsque l’action principale en responsabilité tend à l’indemnisation du préjudice subi par le demandeur, né de la reconnaissance d’un droit contesté au profit d’un tiers, seule la décision juridictionnelle devenue irrévocable établissant ce droit met l’intéressé en mesure d’exercer l’action en réparation du préjudice qui en résulte. Il s’en déduit que cette décision constitue le point de départ de la prescription (Ch. mixte., 19 juillet 2024, pourvoi n° 20-23.527, publié).
C’est donc à bon droit que la cour d’appel a retenu que le délai de l’action en responsabilité et indemnisation engagée contre l’expert et les assureurs n’avait couru qu’à compter du 3 avril 2013, date du rejet du pourvoi en cassation formé contre l’arrêt du 11 janvier 2011.
Elle en a exactement déduit que l’action en responsabilité engagée le 10 février 2017 n’était pas prescrite.
Le moyen n’est donc pas fondé.
2°) De la responsabilité de l’expert judiciaire en raison des lacunes de son rapport
Les sociétés MMA et l’expert font grief à l’arrêt de les condamner in solidum au paiement de dommages-intérêts à Mme [L] et de rejeter leur demande d’indemnisation, alors :
« 1°/ que, sauf à ce qu’il ait provoqué une erreur que les parties n’ont pu dénoncer, un expert ne saurait se voir imputer les conséquences d’une décision juridictionnelle rendue après un débat contradictoire au cours duquel a été contesté la valeur et le caractère probant du rapport qu’il a établi ; qu’en retenant, pour condamner M. [B], expert, à indemniser Mme [L] des conséquences préjudiciables de la décision qui l’avait déboutée de son action en responsabilité décennale, qu’il existait une probabilité qu’il soit fait droit à ses demandes, mais que celle-ci avait disparu en partie du fait des imprécisions du rapport d’expertise qu’il avait établi, quand l’expert ne pouvait se voir imputer les conséquences de cette décision juridictionnelle par laquelle la cour d’appel de Lyon avait décidé en connaissance des griefs adressés à l’expertise par Mme [L] d’écarter l’existence des désordres décennaux invoqués, tout en refusant d’ordonner l’expertise complémentaire sollicitée par cette dernière, en retenant que les lacunes du rapport lui étaient notamment imputables, la cour d’appel a violé l’article 1382, devenu 1240 du code civil ;
2°/ que, sauf à ce que le juge ait été trompé et n’ait pas disposé de tous les éléments nécessaires, une décision juridictionnelle a pour seule cause les appréciations portées par le juge ; qu’en retenant, pour condamner M. [B], expert, à indemniser Mme [L] des conséquences préjudiciables de la décision qui l’avait déboutée de son action en responsabilité décennale, qu’il existait une probabilité qu’il soit fait droit à ses demandes, mais que celle-ci avait disparu en partie du fait des imprécisions du rapport d’expertise qu’il avait établi, bien que la cour d’appel de Lyon ait décidé en connaissance des griefs adressés à l’expertise par Mme [L] d’écarter l’existence des désordres décennaux invoqués, tout en refusant d’ordonner l’expertise complémentaire sollicitée par cette dernière, en retenant que l’impossibilité d’établir le caractère décennal des désordres allégués lui était notamment imputable, de sorte que cette décision rendue par des magistrats disposant de tout les éléments d’appréciation contradictoirement débattus, avait pour seule cause l’appréciation qu’ils avaient portée en toute connaissance de cause, la cour d’appel a violé l’article 1382, devenu 1240 du code civil. »
Réponse de la Cour :
L’expert judiciaire engage sa responsabilité à raison des fautes commises dans l’accomplissement de sa mission, conformément aux règles de droit commun de la responsabilité civile.
Dès lors que la cour d’appel a constaté que la juridiction saisie de l’action en garantie décennale avait rejeté la demande de Mme [L] en l’absence de preuve d’un dommage portant atteinte à la solidité de l’ouvrage ou le rendant impropre à sa destination dans le délai de dix ans et retenu que cette situation résultait pour partie du caractère hypothétique et imprécis des conclusions de l’expert, non étayées par des investigations sur la cause des désordres, elle a pu en déduire, sans être tenue d’ordonner une nouvelle expertise, que celui-ci avait commis une faute ayant fait perdre à Mme [L] une chance d’obtenir gain de cause en justice, souverainement évaluée à 40% .
Le moyen n’est donc pas fondé.